L’agnotologie, ou étude de la production du doute et de la désinformation, est une discipline récente dans l’histoire des sciences. Elle a été créée en réaction à la manipulation de la science par l’industrie, pour servir ses intérêts financiers. Comment cela fonctionne ? Et comment pouvez-vous utiliser ses principes pour vous protéger contre la désinformation ?
Les origines du problème
Connaissez-vous Big Tobacco ? Cette expression a longtemps été utilisée pour designer les 5 plus grandes entreprises mondiales qui commercialisaient des cigarettes.
Au début de cette industrie, fumer était considéré comme un marqueur de réussite sociale. La publicité s’était emparé de nos esprits et multipliait les spots pour promouvoir la « liberté que nous apporte une bonne cigarette ».
Cependant, les effets de la cigarette sur notre santé commencèrent à faire surface. La science en ayant pris connaissance, les premières études démontrant des liens de causes à effets entre la consommation de cigarette et le cancer du poumon firent surface.
Pour autant, il aura fallu 50 ans à l’industrie du tabac pour être finalement condamnée. Comment avons-nous pu laisser aussi longtemps planer le doute sur une évidence scientifique dont les premières études remontent aux années 30/40…?
Une « contre-science » conçue pour semer le doute
La crise de l’industrie du tabac se déclare véritablement au début des années 50, lorsque la recherche scientifique converge sérieusement vers la conclusion que la cigarette ou même le tabagisme passif a un lien direct avec la probabilité d’avoir un cancer du poumon.
C’est alors qu’une réunion a eu lien, à l’Hotel Plaza de New York en décembre 1953, entre les patrons des 7 grandes manufactures qu’ensemble, on appelle Big Tobacco.
Arte – La fabrique de l’ignorance
Ensemble, ils décident de s’investir dans la recherche scientifique pour « aider la recherche sur le tabac et la santé ».
L’objectif réel est de financer des études scientifiques alternatives qui vont rechercher toutes les causes possibles du cancer du poumon, comme la génétique, la pollution de l’air ou encore la consommation d’alcool. A ce moment là, le tour de passe passe est gagné. Le tabac devient une cause comme une autre.
Face à la foultitude d’études scientifiques, les médias et les consommateurs sont dans le doute absolu. L’opinion publique est manipulée.
Cette opération représente un gain de temps majeur pour l’industrie qui ne s’est fait condamnée qu’environ 40 ans plus tard…
Depuis, de nombreuses autres industries ont majestueusement repris cette stratégie, notamment avec les néonicotinoïdes récemment, le bisphénol A ou encore, le réchauffement climatique.
Se protéger à l’échelle individuelle
En réaction à cette « contre science » s’est créée la discipline de l’agnotologie:
Le terme est inspiré du mot grec ἀγνῶσις / agnôsis, « ne pas savoir ». Il a été inventé par l’historien des sciences Robert Proctor en 1992 et d’abord publié en 1995. Il a donné une visibilité nouvelle à un courant d’histoire des sciences, qui fait de l’ignorance elle-même un sujet d’étude.
Wikipédia – Agnotologie
C’est dans l’histoire que nous trouvons des réponses. En effet, l’analyse des grands scandales comme celui du tabac nous permet, rétrospectivement, de prendre conscience des pièges qui nous sont tendus.
Pour savoir se protéger contre l’ignorance propagée par les industriels ou autres organismes ayant des intérêts cachés, il est pertinent de connaître les stratégies employées pour créer de l’ignorance :
- Multiplier les communications pseudo-scientifiques, prendre les apparences de la science pour opposer un discours «scientifique» à la vérité : la création de fondations de recherches par les big tobacco en est un exemple flagrant
- détourner de la connaissance problématique par des connaissances de diversions : exemple des études sur le cancer du poumon en cherchant des causes très éloignées du tabac
- Les marchands de doutes, produire du doute pour discréditer la connaissance : les portes-paroles des entreprises ou organisations jouent souvent ce rôle
- Les arguments paradoxaux de «plus de recherche», laissant croire que ce l’on sait déjà n’est pas évident : dès que vous entendez : « nous n’avons pas assez de donneés pour conclure », il est pertinent d’aller voir si c’est vraiment le cas. Une petite recherche sur google scholar vous permettra déjà d’y voir plus clair si 200 études indépendantes ont déjà la même conclusion sur un sujet…
- Mettre systématiquement en avant les débats marginaux pour cacher les consensus : faire jouer l’opinion est une stratégie de plus en plus employée aujourd’hui. Cela distrait notre attention et sème le doute.
- Laisser penser que la science «officielle» est achetée : alors que c’est exactement l’opposé
- Au nom de l’objectivité inciter à des débats dans les médias présentant les deux parties comme s’ils était égaux
- Le conspirationnisme, on nous ment et on nous cache la vérité
Voici donc une liste des stratégies employées pour créer de l’ignorance au sein de l’opinion publique. C’est en partant de cette connaissance que vous pourrez apprendre à détecter un discours qui cherche à détourner l’attention du vrai problème.
A l’heure où le réchauffement climatique devient un problème urgent sur terre, il existe encore de nombreuses forces qui emploient ces stratégies pour faire douter la population et maintenir le statut quo. Pour cela, ils utilisent à merveille de nouveaux outils modernes : les réseaux sociaux.
Un phénomène amplifié par les réseaux sociaux ?
La brillante équipe de David Chavalarias à Paris a étudié le phénomène des climato-sceptiques sur le réseau social Twitter à l’aide de 3 mois de données ainsi que 20 millions de tweets.
Pour bien comprendre leurs travaux, voici un extrait du documentaire d’ARTE cité plus haut :
Est-ce que la première chose à faire pour se protéger du doute instrumentalisé ne serait pas de nous déconnecter de ces réseaux sociaux ?
Le conseil de la fin
Lorsque vous souhaitez vous faire une idée sur un sujet, la science a inventé un outil assez puissant : les études systémiques.
En résumé, il s’agit d’une étude qui prend en compte de nombreuses autres études sur un sujet donné et qui analyse ses biais, afin d’en tirer des conclusions les plus objectives possibles.
J’avais récemment publié un article sur le changement de régime alimentaire et ses effets sur le climat. Voici un exemple d’étude systémique qui analyse les liens de cause à effet entre le régime vegane et les gains sur la santé : https://www.nature.com/articles/s41398-019-0552-0
Pour trouver ce type d’étude, rien de plus simple. Tapez (en anglais) : systematic review « Le sujet qui vous intéresse ». Si vous avez des résultats, lisez la conclusion. Cela devrait vous permettre d’avoir un premier avis scientifique intéressant.